Dans
une perspective constructiviste, il est essentiel d’analyser les conceptions
initiales de ceux à qui est destiné un message scientifique que ce soit dans un contexte scolaire ou
autre : pour mieux comprendre leurs difficultés à assimiler ces nouvelles
connaissances - analyse des obstacles éventuels à ces acquisitions -,
comme pour évaluer les changements conceptuels à la suite d’un apprentissage.
Les conceptions sont
ici entendues dans le sens le plus large
1) En y incluant les motivations par
rapport à une question scientifique,
nous savons en effet que ces dimensions affectives sont essentielles aux
apprentissages. Si un cours, une conférence ou une exposition scientifique
donne, à celui ou à celle qui l’a suivi, l’envie d’en savoir plus, de faire des
enquêtes, alors c’est gagné !
1)
En les analysant comme l’interaction entre trois pôles : KVP
(figure1).
Figure
1 : Les conceptions en tant qu’interaction entre les trois pôles KVP
Le pôle
K représente les connaissances scientifiques. La référence est ce que les chercheurs
publient, mais les connaissances de chacun sont à la fois assez proches, dans
leur contenu, de ces connaissances spécialisées, tout en s’en différenciant
fortement.
Or
cette personnalisation de l’assimilation individuelle de connaissances
s’effectue en fonction des deux autres pôles, P et V. D’une part, c’est l’usage
de mes connaissances qui me permet d’en assimiler, retenir, refaçonner tout ce
qui est utile à mes pratiques : professionnelles, personnelles et/ou
sociales (pôle P). D’autre part, l’attention que chacun porte à des
connaissances, l’importance qu’il leur donne, dépend souvent de l’interaction
entre ces connaissances et ses propres systèmes de valeurs (pôle V).
C’est
l’ensemble de ces interactions qui est l’objet de nos recherches et projets de
recherche. La spécificité de ces travaux (au sein du LIRDHIST) est d’utiliser
une méthode contrastive :
- d’une part par une
approche historique qui permet a posteriori d’analyser l’évolution des
connaissances scientifiques sous l’angle de leurs interactions avec les
pratiques sociales et avec les valeurs dominantes de chaque époque. L’approche
historico-épistémologique s’intéresse aux connaissances des chercheurs - ou
plutôt à leurs conceptions = leurs KVP. L’approche historico-didactique analyse
celles des enseignants et des autres acteurs du système éducatif, à chaque
époque. Elle pourrait aussi être étendue aux acteurs de la médiatisation des
sciences ;
- d’autre part par
une comparaison de pays à pays, à l’époque actuelle, avec le même objectif -
interactions KVP : par exemple, au sein des pays européens, ou tout autour
de la Méditerranée, les auteurs des programmes et les enseignants ont-ils les
mêmes conceptions sur un certain nombre de questions vives qui font partie des
enseignements scientifiques (évolution, sexualité, santé, environnement,
éducation civique, etc.) ? (…).
Analyse comparative
des conceptions d’enseignants
Les
conceptions craniologiques d’enseignants et étudiants sur les cerveaux d’hommes
et de femmes : En 1861, Paul Broca, éminent neurobiologiste et chef de
file de la craniologie, mesura le poids des cerveaux d’hommes et de femmes, ces
derniers étant nettement moins lourds. Broca mit en relation cette
« infériorité physique » avec ce qui était admis à cette
époque : l’« infériorité intellectuelle » des femmes. Cent vingt
ans après, Stephen J. Gould (1983) a réanalysé les données originales de Broca,
et a montré que les différences de poids de ces cerveaux étaient d’abord liées
à la taille des individus, puis à leur âge, puis à la présence ou absence de
méninges, etc. : le paramètre sexe n’intervient pas ! Par ailleurs,
d’autres travaux ont prouvé que, dans l’espèce humaine, il n’existe aucune relation
entre le poids du cerveau et l’intelligence (synthèse dans Vidal 2001).
Mais
plus d’un siècle de croyances craniologiques a marqué des générations
d’enseignants et de journalistes scientifiques, ainsi que leurs élèves ou
publics ; il s’est inscrit dans notre langage quotidien - « grosses
têtes », etc. Les conceptions des enseignants ont-elles pour autant
évoluées de la même façon dans tous les pays ?
Nous
avons mené une enquête, dans plusieurs pays européens ou méditerranéens. (…).
Il ressort de ces résultats que l’argument craniologique (poids et/ou taille du
cerveau lié aux performances cérébrales dans l’espèce humaine) est encore très
présent dans certains pays, alors même qu’il n’a plus aucun fondement
scientifique : cette thèse est désormais uniquement idéologique. Cet
exemple montre que :
- le discours des
scientifiques peut ne pas être dénué d’une idéologie ici mise en évidence avec
le recul historique ;
- quand l’idéologie
sexiste est largement nourrie de ces discours scientifiques, elle peut résister
aux nouvelles démonstrations scientifiques. En particulier dans certains
contextes sociopolitiques, particulièrement au Liban (où un enseignant ou
étudiant sur deux invoque cet argument, quelle que soit sa discipline), et en
Tunisie (un enseignant sur trois) ;
- dans ces derniers
cas, et de façon plus générale, la formation des enseignants et futurs
enseignants mériterait d’être attentive à ces interactions entre science et
idéologie. Il en est de même pour la formation des journalistes et autres médiateurs
scientifiques.
Notons
enfin que l’idéologie déterministe dont témoigne cet exemple sur la
craniologie, se retrouve dans bien d’autres domaines très médiatisés, qu’ils
soient scientifiques ou non : la prédestination divine, l’astrologie, la
chiromancie, la physiognomonie relayée par la morphopsychologie, l’iridologie,
etc., et plus récemment le déterminisme génétique.
Nous
sommes pourtant à l’heure où les scientifiques proclament la « fin du
tout-génétique » (Atlan 1999 ; Kupiec, Sonigo 2000), à l’heure où le
séquençage du génome humain montre que nous sommes loin de posséder les 150
mille gènes initialement escomptés, et que nous en avons moins de 25 mille
(deux fois moins que le riz ou la rose), à l’heure où l’importance des
processus épigénétiques commence à être reconnue : épigénèse cérébrale
mais aussi épigénèse de l’ADN et lors de la synthèse des protéines. Les
journalistes ne commencent que très timidement à diffuser ces nouvelles
approches de la complexité qui contestent l’idéologie réductionniste du
tout-génétique (voir par exemple le hors-série de Sciences et Avenir,
136, 2003). Mais les programmes et manuels scolaires sont jusqu’ici restés plus
timides, continuant par exemple à enseigner la notion pourtant très contestée
de « programme génétique » (Abrougui, Clément 1997b ; Forissier,
Clément 2003a). (…).
Source: Le système éducatif au banc des accusés ! « Les professeurs
ne comprennent pas que leurs élèves ne comprennent pas », Mohamed Kochkar,
2014, pp. 67-72 (Pour ceux ou celles qui souhaitent bénéficier d’une copie
électronique, il suffit d’envoyer son mail).
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