Extraits d`un article de
Pierre CLÉMENT, LIRDHIST, université Claude Bernard, Lyon I, colloque Sciences,
Médias et Société, 15-17 juin 2004, Lyon, ENS-LSH,
http://sciences-medias.ens-lsh.fr/article.php3 ?id_article=58
Mots-clés: biologie, idéologie, didactique, épistémologie.
Je
souhaiterais proposer ici la pertinence d’une approche didactique et
épistémologique pour contribuer à l’analyse des rapports entre médias, sciences
et société.
L’interaction
entre science et idéologie est au cœur des travaux des philosophes des
sciences, à partir des écrits des scientifiques. Mais les caractéristiques que
les pratiques d’enseignement ou de vulgarisation confèrent à cette interaction
sont plus rarement objet de recherches.
J’entendrai
ici par « idéologie » à la fois l’idéologie scientifique que Georges
Canguilhem, dans le sillon de Gaston Bachelard puis Michel Foucault et Louis
Althusser, a magistralement mise en évidence dans l’histoire des sciences de la
vie, mais aussi l’idéologie de tout enseignant ou autre médiateur culturel des
sciences. C’est l’interaction entre les systèmes de valeurs et les
connaissances scientifiques qui nous intéressent. À une époque où l’enseignement
et la vulgarisation scientifiques tentent de fonder une nouvelle citoyenneté
sur plus de connaissances scientifiques, il est nécessaire de clarifier les
limites de ces connaissances, et d’identifier les systèmes de valeurs de ceux
qui sont chargés de les diffuser, pour qu’ils en soient moins prisonniers à
leur insu, et ne proposent pas aux futurs citoyens des discours contradictoires
d’un pays à un autre au moment même où se construit, lentement et
laborieusement, l’idée d’une identité européenne.
Nouveaux regards de
la didactique des sciences
La
didactique des sciences s’intéresse aux processus de transmission/appropriation de connaissances
scientifiques dans toute situation : aussi bien face à des médias que dans
des contextes d’éducation formelle. La didactique ne peut se passer d’une
approche épistémologique et historique des contenus scientifiques, ni de
l’analyse de leurs enjeux sociaux.
Emprunteuse
de démarches et concepts issus d’autres champs des sciences humaines et
sociales - sciences de la cognition, sciences du langage, anthropologie,
sociologie, psychologie, etc. -, la didactique des disciplines a aussi
forgé ses propres démarches et concepts. Ces derniers relèvent de trois
approches complémentaires (Clément 1998), que je vais présenter successivement.
Analyse des
conceptions des apprenants et des autres acteurs du système éducatif
Dans
une perspective constructiviste, il est essentiel d’analyser les conceptions
initiales de ceux à qui est destiné un message scientifique que ce soit dans un contexte scolaire ou
autre : pour mieux comprendre leurs difficultés à assimiler ces nouvelles
connaissances - analyse des obstacles éventuels à ces acquisitions -,
comme pour évaluer les changements conceptuels à la suite d’un apprentissage.
Les conceptions sont
ici entendues dans le sens le plus large
1) En y incluant les motivations par
rapport à une question scientifique,
nous savons en effet que ces dimensions affectives sont essentielles aux
apprentissages. Si un cours, une conférence ou une exposition scientifique
donne, à celui ou à celle qui l’a suivi, l’envie d’en savoir plus, de faire des
enquêtes, alors c’est gagné !
1)
En les analysant comme l’interaction entre trois pôles : KVP
(figure1).
Figure
1 : Les conceptions en tant qu’interaction entre les trois pôles KVP
Le pôle
K représente les connaissances scientifiques. La référence est ce que les
chercheurs publient, mais les connaissances de chacun sont à la fois assez
proches, dans leur contenu, de ces connaissances spécialisées, tout en s’en
différenciant fortement.
Or
cette personnalisation de l’assimilation individuelle de connaissances s’effectue
en fonction des deux autres pôles, P et V. D’une part, c’est l’usage de mes
connaissances qui me permet d’en assimiler, retenir, refaçonner tout ce qui est
utile à mes pratiques : professionnelles, personnelles et/ou sociales
(pôle P). D’autre part, l’attention que chacun porte à des connaissances,
l’importance qu’il leur donne, dépend souvent de l’interaction entre ces
connaissances et ses propres systèmes de valeurs (pôle V).
C’est
l’ensemble de ces interactions qui est l’objet de nos recherches et projets de
recherche. La spécificité de ces travaux (au sein du LIRDHIST) est d’utiliser
une méthode contrastive :
- d’une part par une
approche historique qui permet a posteriori d’analyser l’évolution des
connaissances scientifiques sous l’angle de leurs interactions avec les
pratiques sociales et avec les valeurs dominantes de chaque époque. L’approche
historico-épistémologique s’intéresse aux connaissances des chercheurs - ou
plutôt à leurs conceptions = leurs KVP. L’approche historico-didactique analyse
celles des enseignants et des autres acteurs du système éducatif, à chaque
époque. Elle pourrait aussi être étendue aux acteurs de la médiatisation des
sciences ;
- d’autre part par
une comparaison de pays à pays, à l’époque actuelle, avec le même objectif -
interactions KVP : par exemple, au sein des pays européens, ou tout autour
de la Méditerranée, les auteurs des programmes et les enseignants ont-ils les
mêmes conceptions sur un certain nombre de questions vives qui font partie des
enseignements scientifiques (évolution, sexualité, santé, environnement,
éducation civique, etc.) ? (…).
Analyse comparative
des conceptions d’enseignants
Les
conceptions craniologiques d’enseignants et étudiants sur les cerveaux d’hommes
et de femmes : En 1861, Paul Broca, éminent neurobiologiste et chef de
file de la craniologie, mesura le poids des cerveaux d’hommes et de femmes, ces
derniers étant nettement moins lourds. Broca mit en relation cette
« infériorité physique » avec ce qui était admis à cette
époque : l’« infériorité intellectuelle » des femmes. Cent vingt
ans après, Stephen J. Gould (1983) a réanalysé les données originales de Broca,
et a montré que les différences de poids de ces cerveaux étaient d’abord liées
à la taille des individus, puis à leur âge, puis à la présence ou absence de
méninges, etc. : le paramètre sexe n’intervient pas ! Par ailleurs,
d’autres travaux ont prouvé que, dans l’espèce humaine, il n’existe aucune
relation entre le poids du cerveau et l’intelligence (synthèse dans Vidal 2001).
Mais
plus d’un siècle de croyances craniologiques a marqué des générations
d’enseignants et de journalistes scientifiques, ainsi que leurs élèves ou
publics ; il s’est inscrit dans notre langage quotidien - « grosses
têtes », etc. Les conceptions des enseignants ont-elles pour autant
évoluées de la même façon dans tous les pays ?
Nous
avons mené une enquête, dans plusieurs pays européens ou méditerranéens. (…).
Il ressort de ces résultats que l’argument craniologique (poids et/ou taille du
cerveau lié aux performances cérébrales dans l’espèce humaine) est encore très
présent dans certains pays, alors même qu’il n’a plus aucun fondement
scientifique : cette thèse est désormais uniquement idéologique. Cet
exemple montre que :
- le discours des
scientifiques peut ne pas être dénué d’une idéologie ici mise en évidence avec
le recul historique ;
- quand l’idéologie
sexiste est largement nourrie de ces discours scientifiques, elle peut résister
aux nouvelles démonstrations scientifiques. En particulier dans certains
contextes sociopolitiques, particulièrement au Liban (où un enseignant ou
étudiant sur deux invoque cet argument, quelle que soit sa discipline), et en
Tunisie (un enseignant sur trois) ;
- dans ces derniers
cas, et de façon plus générale, la formation des enseignants et futurs
enseignants mériterait d’être attentive à ces interactions entre science et
idéologie. Il en est de même pour la formation des journalistes et autres
médiateurs scientifiques.
Notons
enfin que l’idéologie déterministe dont témoigne cet exemple sur la
craniologie, se retrouve dans bien d’autres domaines très médiatisés, qu’ils
soient scientifiques ou non : la prédestination divine, l’astrologie, la
chiromancie, la physiognomonie relayée par la morphopsychologie, l’iridologie,
etc., et plus récemment le déterminisme génétique.
Nous
sommes pourtant à l’heure où les scientifiques proclament la « fin du
tout-génétique » (Atlan 1999 ; Kupiec, Sonigo 2000), à l’heure où le
séquençage du génome humain montre que nous sommes loin de posséder les 150
mille gènes initialement escomptés, et que nous en avons moins de 25 mille
(deux fois moins que le riz ou la rose), à l’heure où l’importance des
processus épigénétiques commence à être reconnue : épigénèse cérébrale
mais aussi épigénèse de l’ADN et lors de la synthèse des protéines. Les
journalistes ne commencent que très timidement à diffuser ces nouvelles
approches de la complexité qui contestent l’idéologie réductionniste du
tout-génétique (voir par exemple le hors-série de Sciences et Avenir,
136, 2003). Mais les programmes et manuels scolaires sont jusqu’ici restés plus
timides, continuant par exemple à enseigner la notion pourtant très contestée
de « programme génétique » (Abrougui, Clément 1997b ; Forissier,
Clément 2003a). (…).
Analyse comparative
de documents scientifiques
Un
exemple dans une publication scientifique primaire : les cerveaux des
hommes et des femmes : En février 1995, la célèbre revue Nature
reprenait en couverture de son numéro 373 deux images de coupes de cerveau
humain, avec différents niveaux de gris sur lesquels se détachent quelques
taches rouges, symétriques sur une des coupes, d’un seul côté sur l’autre. Sous
ces images, une seule légende en gros caractères : gender and language.
À côté du sommaire, un commentaire présente cette image : [...] A
long-suspectedsexdifference in the functionalorganization of the brain for
languageisconfirmed [...]. Le titre de la
publication est: « Sex differences in the functional organization of the
brain for language » (Shaywitz et al. 1995).
Les
journalistes ont largement repris le message illustré par cette image
spectaculaire, dont j’ai analysé qu’il est plus idéologique que scientifique
(Clément 1997, 2001b). Ils ont expliqué que le cerveau est à l’origine des
performances cérébrales telles que le langage, et que les différences de
latéralisation observées seraient à l’origine de caractéristiques
spécifiquement masculines ou féminines.
J’ai
analysé de façon détaillée ces articles dans différentes revues de
vulgarisation scientifique. Je ne présente ici que deux points.
Tout
d’abord, les neurobiologistes savent aujourd’hui que le cerveau humain naît
immature, et qu’il se configure progressivement par épigénèse cérébrale au
cours de laquelle des réseaux neuronaux se stabilisent progressivement en
fonction de l’expérience individuelle (voir par exemple Changeux 1983,
2002 ; Edelman 1987 ; Fottorino 1998).
La
relation entre le cerveau et le langage est à double sens, incluant la
rétroaction de l’épigénèse cérébrale généralement oubliée par les journalistes
et, ce qui est plus inquiétant, par les éditeurs de la revue Nature. Une
éventuelle différence de latéralisation entre cerveaux d’hommes et de femmes ne
prouve pas que ce serait une donnée biologique de naissance. Elle peut tout
aussi bien être la conséquence de comportements différenciés. Le commentaire de
la revue Nature - « A long-suspected sex difference » -
est donc plus idéologique que scientifique.
Une
lecture attentive de cet article de la revue Nature (Clément 1997,
2001b) montre également que les résultats concernent aussi une absence de
différence entre cerveaux d’hommes et de femmes pour les deux autres fonctions
testées - nommées « orthographiques » et « sémantiques »
par les auteurs - ; et que la différence « phonologique » est à
peine significative au seuil de 5 %, la spectaculariser par le choix du titre
et des illustrations, et par la reprise en couverture, relève donc de choix
idéologiques, qui sont assumés par les éditeurs mêmes d’une publication
primaire aussi prestigieuse. Comment s’étonner ensuite que les journalistes
scientifiques aient repris ce message idéologique clair, sans distance critique
sur ses fondements scientifiques - difficiles à appréhender? (…).
Est-ce
que le débat entre l`inné (le tout génétique) et l`acquis (l`épigenèse) est un
débat idéologique ou scientifique et est-ce qu`il est dépassé
aujourd`hui ?
Source: Le système éducatif au banc des accusés ! « Les professeurs
ne comprennent pas que leurs élèves ne comprennent pas », Mohamed Kochkar,
2014, pp. 65-66 (Pour ceux ou celles qui souhaitent bénéficier d’une copie
électronique, il suffit d’envoyer son mail).
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