dimanche 30 mai 2021

Science et idéologie : exemples en didactique et en épistémologie de la biologie. Citoyen du Monde

 


Extraits d`un article de Pierre CLÉMENT, LIRDHIST, université Claude Bernard, Lyon I, colloque Sciences, Médias et Société, 15-17 juin 2004, Lyon, ENS-LSH, http://sciences-medias.ens-lsh.fr/article.php3 ?id_article=58

Mots-clés: biologie,  idéologie, didactique, épistémologie.

Je souhaiterais proposer ici la pertinence d’une approche didactique et épistémologique pour contribuer à l’analyse des rapports entre médias, sciences et société.

L’interaction entre science et idéologie est au cœur des travaux des philosophes des sciences, à partir des écrits des scientifiques. Mais les caractéristiques que les pratiques d’enseignement ou de vulgarisation confèrent à cette interaction sont plus rarement objet de recherches.

J’entendrai ici par « idéologie » à la fois l’idéologie scientifique que Georges Canguilhem, dans le sillon de Gaston Bachelard puis Michel Foucault et Louis Althusser, a magistralement mise en évidence dans l’histoire des sciences de la vie, mais aussi l’idéologie de tout enseignant ou autre médiateur culturel des sciences. C’est l’interaction entre les systèmes de valeurs et les connaissances scientifiques qui nous intéressent. À une époque où l’enseignement et la vulgarisation scientifiques tentent de fonder une nouvelle citoyenneté sur plus de connaissances scientifiques, il est nécessaire de clarifier les limites de ces connaissances, et d’identifier les systèmes de valeurs de ceux qui sont chargés de les diffuser, pour qu’ils en soient moins prisonniers à leur insu, et ne proposent pas aux futurs citoyens des discours contradictoires d’un pays à un autre au moment même où se construit, lentement et laborieusement, l’idée d’une identité européenne.

 

Nouveaux regards de la didactique des sciences

La didactique des sciences s’intéresse aux processus de  transmission/appropriation de connaissances scientifiques dans toute situation : aussi bien face à des médias que dans des contextes d’éducation formelle. La didactique ne peut se passer d’une approche épistémologique et historique des contenus scientifiques, ni de l’analyse de leurs enjeux sociaux.

Emprunteuse de démarches et concepts issus d’autres champs des sciences humaines et sociales - sciences de la cognition, sciences du langage, anthropologie, sociologie, psychologie, etc. -, la didactique des disciplines a aussi forgé ses propres démarches et concepts. Ces derniers relèvent de trois approches complémentaires (Clément 1998), que je vais présenter successivement.

 

Analyse des conceptions des apprenants et des autres acteurs du système éducatif

Dans une perspective constructiviste, il est essentiel d’analyser les conceptions initiales de ceux à qui est destiné un message scientifique  que ce soit dans un contexte scolaire ou autre : pour mieux comprendre leurs difficultés à assimiler ces nouvelles connaissances - analyse des obstacles éventuels à ces acquisitions -, comme pour évaluer les changements conceptuels à la suite d’un apprentissage.

 

Les conceptions sont ici entendues dans le sens le plus large 

1)    En y incluant les motivations par rapport à une question scientifique,  nous savons en effet que ces dimensions affectives sont essentielles aux apprentissages. Si un cours, une conférence ou une exposition scientifique donne, à celui ou à celle qui l’a suivi, l’envie d’en savoir plus, de faire des enquêtes, alors c’est gagné !

1)      En les analysant comme l’interaction entre trois pôles : KVP (figure1).

 

 

 

Figure 1 : Les conceptions en tant qu’interaction entre les trois pôles KVP

 

Le pôle K représente les connaissances scientifiques. La référence est ce que les chercheurs publient, mais les connaissances de chacun sont à la fois assez proches, dans leur contenu, de ces connaissances spécialisées, tout en s’en différenciant fortement.

Or cette personnalisation de l’assimilation individuelle de connaissances s’effectue en fonction des deux autres pôles, P et V. D’une part, c’est l’usage de mes connaissances qui me permet d’en assimiler, retenir, refaçonner tout ce qui est utile à mes pratiques : professionnelles, personnelles et/ou sociales (pôle P). D’autre part, l’attention que chacun porte à des connaissances, l’importance qu’il leur donne, dépend souvent de l’interaction entre ces connaissances et ses propres systèmes de valeurs (pôle V).

 

C’est l’ensemble de ces interactions qui est l’objet de nos recherches et projets de recherche. La spécificité de ces travaux (au sein du LIRDHIST) est d’utiliser une méthode contrastive :

- d’une part par une approche historique qui permet a posteriori d’analyser l’évolution des connaissances scientifiques sous l’angle de leurs interactions avec les pratiques sociales et avec les valeurs dominantes de chaque époque. L’approche historico-épistémologique s’intéresse aux connaissances des chercheurs - ou plutôt à leurs conceptions = leurs KVP. L’approche historico-didactique analyse celles des enseignants et des autres acteurs du système éducatif, à chaque époque. Elle pourrait aussi être étendue aux acteurs de la médiatisation des sciences ;

- d’autre part par une comparaison de pays à pays, à l’époque actuelle, avec le même objectif - interactions KVP : par exemple, au sein des pays européens, ou tout autour de la Méditerranée, les auteurs des programmes et les enseignants ont-ils les mêmes conceptions sur un certain nombre de questions vives qui font partie des enseignements scientifiques (évolution, sexualité, santé, environnement, éducation civique, etc.) ? (…).

 

Analyse comparative des conceptions d’enseignants

Les conceptions craniologiques d’enseignants et étudiants sur les cerveaux d’hommes et de femmes : En 1861, Paul Broca, éminent neurobiologiste et chef de file de la craniologie, mesura le poids des cerveaux d’hommes et de femmes, ces derniers étant nettement moins lourds. Broca mit en relation cette « infériorité physique » avec ce qui était admis à cette époque : l’« infériorité intellectuelle » des femmes. Cent vingt ans après, Stephen J. Gould (1983) a réanalysé les données originales de Broca, et a montré que les différences de poids de ces cerveaux étaient d’abord liées à la taille des individus, puis à leur âge, puis à la présence ou absence de méninges, etc. : le paramètre sexe n’intervient pas ! Par ailleurs, d’autres travaux ont prouvé que, dans l’espèce humaine, il n’existe aucune relation entre le poids du cerveau et l’intelligence (synthèse dans Vidal 2001).

Mais plus d’un siècle de croyances craniologiques a marqué des générations d’enseignants et de journalistes scientifiques, ainsi que leurs élèves ou publics ; il s’est inscrit dans notre langage quotidien - « grosses têtes », etc. Les conceptions des enseignants ont-elles pour autant évoluées de la même façon dans tous les pays ?

Nous avons mené une enquête, dans plusieurs pays européens ou méditerranéens. (…). Il ressort de ces résultats que l’argument craniologique (poids et/ou taille du cerveau lié aux performances cérébrales dans l’espèce humaine) est encore très présent dans certains pays, alors même qu’il n’a plus aucun fondement scientifique : cette thèse est désormais uniquement idéologique. Cet exemple montre que :

- le discours des scientifiques peut ne pas être dénué d’une idéologie ici mise en évidence avec le recul historique ;

- quand l’idéologie sexiste est largement nourrie de ces discours scientifiques, elle peut résister aux nouvelles démonstrations scientifiques. En particulier dans certains contextes sociopolitiques, particulièrement au Liban (où un enseignant ou étudiant sur deux invoque cet argument, quelle que soit sa discipline), et en Tunisie (un enseignant sur trois) ;

- dans ces derniers cas, et de façon plus générale, la formation des enseignants et futurs enseignants mériterait d’être attentive à ces interactions entre science et idéologie. Il en est de même pour la formation des journalistes et autres médiateurs scientifiques.

Notons enfin que l’idéologie déterministe dont témoigne cet exemple sur la craniologie, se retrouve dans bien d’autres domaines très médiatisés, qu’ils soient scientifiques ou non : la prédestination divine, l’astrologie, la chiromancie, la physiognomonie relayée par la morphopsychologie, l’iridologie, etc., et plus récemment le déterminisme génétique.

Nous sommes pourtant à l’heure où les scientifiques proclament la « fin du tout-génétique » (Atlan 1999 ; Kupiec, Sonigo 2000), à l’heure où le séquençage du génome humain montre que nous sommes loin de posséder les 150 mille gènes initialement escomptés, et que nous en avons moins de 25 mille (deux fois moins que le riz ou la rose), à l’heure où l’importance des processus épigénétiques commence à être reconnue : épigénèse cérébrale mais aussi épigénèse de l’ADN et lors de la synthèse des protéines. Les journalistes ne commencent que très timidement à diffuser ces nouvelles approches de la complexité qui contestent l’idéologie réductionniste du tout-génétique (voir par exemple le hors-série de Sciences et Avenir, 136, 2003). Mais les programmes et manuels scolaires sont jusqu’ici restés plus timides, continuant par exemple à enseigner la notion pourtant très contestée de « programme génétique » (Abrougui, Clément 1997b ; Forissier, Clément 2003a). (…).

 

Analyse comparative de documents scientifiques

Un exemple dans une publication scientifique primaire : les cerveaux des hommes et des femmes : En février 1995, la célèbre revue Nature reprenait en couverture de son numéro 373 deux images de coupes de cerveau humain, avec différents niveaux de gris sur lesquels se détachent quelques taches rouges, symétriques sur une des coupes, d’un seul côté sur l’autre. Sous ces images, une seule légende en gros caractères : gender and language. À côté du sommaire, un commentaire présente cette image : [...] A long-suspectedsexdifference in the functionalorganization of the brain for languageisconfirmed [...]. Le titre de la publication est: « Sex differences in the functional organization of the brain for language » (Shaywitz et al. 1995).

Les journalistes ont largement repris le message illustré par cette image spectaculaire, dont j’ai analysé qu’il est plus idéologique que scientifique (Clément 1997, 2001b). Ils ont expliqué que le cerveau est à l’origine des performances cérébrales telles que le langage, et que les différences de latéralisation observées seraient à l’origine de caractéristiques spécifiquement masculines ou féminines.

 

 

J’ai analysé de façon détaillée ces articles dans différentes revues de vulgarisation scientifique. Je ne présente ici que deux points.

Tout d’abord, les neurobiologistes savent aujourd’hui que le cerveau humain naît immature, et qu’il se configure progressivement par épigénèse cérébrale au cours de laquelle des réseaux neuronaux se stabilisent progressivement en fonction de l’expérience individuelle (voir par exemple Changeux 1983, 2002 ; Edelman 1987 ; Fottorino 1998).

 

 

La relation entre le cerveau et le langage est à double sens, incluant la rétroaction de l’épigénèse cérébrale généralement oubliée par les journalistes et, ce qui est plus inquiétant, par les éditeurs de la revue Nature. Une éventuelle différence de latéralisation entre cerveaux d’hommes et de femmes ne prouve pas que ce serait une donnée biologique de naissance. Elle peut tout aussi bien être la conséquence de comportements différenciés. Le commentaire de la revue Nature - « A long-suspected sex difference » - est donc plus idéologique que scientifique.

Une lecture attentive de cet article de la revue Nature (Clément 1997, 2001b) montre également que les résultats concernent aussi une absence de différence entre cerveaux d’hommes et de femmes pour les deux autres fonctions testées - nommées « orthographiques » et « sémantiques » par les auteurs - ; et que la différence « phonologique » est à peine significative au seuil de 5 %, la spectaculariser par le choix du titre et des illustrations, et par la reprise en couverture, relève donc de choix idéologiques, qui sont assumés par les éditeurs mêmes d’une publication primaire aussi prestigieuse. Comment s’étonner ensuite que les journalistes scientifiques aient repris ce message idéologique clair, sans distance critique sur ses fondements scientifiques - difficiles à appréhender? (…).

 

Est-ce que le débat entre l`inné (le tout génétique) et l`acquis (l`épigenèse) est un débat idéologique ou scientifique et est-ce qu`il est dépassé aujourd`hui ?

 

 

Source: Le système éducatif au banc des accusés ! « Les professeurs ne comprennent pas que leurs élèves ne comprennent pas », Mohamed Kochkar, 2014, pp. 65-66 (Pour ceux ou celles qui souhaitent bénéficier d’une copie électronique, il suffit d’envoyer son mail).

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