Je
pense qu`il y a deux approches qui divisent aujourd’hui la pensée
scientifique : l’approche analytique et l’approche systémique.
Joël De Rosnay compare ces
deux approches dans son livre « Le Macroscope », page 119 :
v Approche analytique
§ Isole et
se concentre sur les éléments.
§ S’appuie
sur la précision des détails.
§ Modifie
une seule variable à la fois.
§ Approche
efficace lorsque les interactions sont
linéaires et faibles.
§ Conduit
à un enseignement par discipline (juxta-disciplinaire).
v Approche systémique
§ Relie et
se concentre sur les interactions entre les éléments.
§ S’appuie
sur la perception globale.
§ Modifie
des groupes de variables simultanément.
§ Approche
efficace lorsque les interactions sont non linéaires et fortes.
§ Conduit
à un enseignement pluri-disciplinaire.
L’efficacité
de l’approche analytique-causale-linéaire réside dans sa simplicité et sa
facile mobilisation. Elle rassure la
personne et la met à l’aise. Elle dessine une relation linéaire directe entre
la cause et l’effet, par exemple la maladie résulte des microbes (elle pourrait
résulter des médicaments comme les anti-inflammatoires) et l’obésité de la
suralimentation (elle pourrait résulter du manque d’exercice) et le
comportement inné des gènes (par épigenèse le comportement pourrait résulter de
l’interaction entre les gènes et l’environnement).
Malgré
sa simplicité, cette approche a favorisé l’évolution des sciences
expérimentales comme la génétique et la microbiologie. Aujourd’hui, elle
devient non seulement incapable d’expliquer toute seule certains phénomènes
complexes mais elle engendre des obstacles didactiques et épistémologiques à
l’apprentissage. Elle réduit les phénomènes complexes à une simple relation de
cause à effet. Elle oublie ou fait
semblant d’oublier la dialectique qui stipule par exemple que le cerveau influe
sur le comportement et le comportement influe sur le cerveau, l`homme pollue
l’environnement et l’environnement pollué nuit à la santé de l’homme, etc.
Certains
enseignants de biologie adoptent seulement l’approche analytique dans
l’enseignement de la génétique. Dans ce cas, l’approche analytique peut nous
induire au déterminisme génétique qui postule que chaque caractère est
prédéterminé par un gène. Par contre, on connaît que les êtres vivants sont
complexes de nature et que leurs constituants intérieurs interagissent avec
ceux de l’extérieur. Donc, est-ce que c’est possible d’enseigner les connaissances
d’une façon simplifiée ? Si cette simplification est dictée par la
nécessité pédagogique, on arrive au résultat contraire car la connaissance non
scientifique s’ancre plus facilement que la connaissance scientifique et sa
réfutation devient plus difficile a posteriori et on admet que les
conceptions non scientifiques ne cèdent pas facilement.
Quand
l’enseignant s’appuie sur l’approche analytique linéaire, il se trouve obligé
de simplifier les réseaux complexes : prenons l’exemple de la relation gène-caractère,
c’est vrai que la couleur des yeux et le groupe sanguin sont deux caractères
complètement prédéterminés génétiquement. Et on sait aussi que beaucoup de nos caractéristiques
morphologiques, comme la couleur de la peau ou l’obésité ou autre, sont codées
dans les gènes mais n’oublions pas le rôle de l’environnement dans le
déterminisme de ces caractères : le brun pourrait devenir plus foncé ou
moins foncé selon le climat, et l’obésité dépendrait du régime alimentaire. Alors, le problème majeur vient du transfert
de ce déterminisme aux capacités intellectuelles. Les faits et les
comportements sociaux de l’individu seraient déterminés par des facteurs
héréditaires incontrôlables par l’individu lui-même comme le préconisent
certains savants héréditaristes en essayant de nous convaincre qu’ils ont
découvert les gènes de l’alcoolisme, de l’homosexualité, de l’agressivité, de
l’intelligence et même de la croyance en Dieu (la revue « Sciences &
Vie », août 2005, n° 1055).
Le
paradigme du « tout génétique » a émergé de l’approche linéaire et il a dominé tout seul l’histoire de la
génétique pendant des dizaines d’années. Mais
le théoricien biologiste Henri Atlan a prédit son déclin dans son livre
« la fin du ‘’tout génétique’’ ?
(Vers de nouveaux paradigmes en biologie » Ed. INRA, 1998).
Le
danger du paradigme « tout génétique » réside dans la déification des
gènes et dans l’acceptation de leurs productions. Donc l’intelligence et la bonne santé deviennent des dons de gènes
et l’agressivité, une malédiction qu’on ne peut pas repousser. Beaucoup
d’opinions non scientifiques pourraient émerger de ce paradigme :
l’agressivité, les maladies et l’intelligence
deviennent des caractères héréditaires (non acquises de l’interaction
sociale). Il me semble que ce paradigme
de la pensée scientifique est réducteur car dans son explication des
caractères humains, il favorise les facteurs héréditaires aux dépens des
facteurs acquis. En s’appuyant sur ce paradigme pour expliquer les causes des
problèmes sociaux, comme l’agressivité, l’échec scolaire et la toxicomanie,
cela pourrait nous conduire à ne prendre
en compte que les facteurs héréditaires et négliger en même temps les facteurs
sociaux acquis.
Conclusion
L’enseignement
de la biologie consiste à montrer la complexité des phénomènes naturels et à se
concentrer sur les interactions qui se passent entre leurs divers éléments donc
l’enseignant a besoin des deux approches analytique et systémique car elles
sont complémentaires et non contradictoires. L’interaction et la complexité,
qui sont deux concepts importants en sciences, complètent les concepts de
linéarité et de simplification et formeront avec eux un nouveau paradigme
scientifique meilleur. Ces deux nouveaux concepts pourraient ne pas faciliter
la résolution d’un problème mais au contraire le complexifier tout en le mettant sur la bonne voie de la solution
correcte. Prenons l’exemple de l’intelligence, elle est « 100 % héréditaire et 100 % acquise » d’après
le dicton célèbre d’Albert Jacquard :
- Elle est innée car on
hérite de nos parents un cerveau humain composé de 100 milliards de neurones.
- Elle est acquise car dans chaque neurone,
s’effectuent des milliards de réactions chimiques. Le neurone n’est pas isolé,
il échange avec son environnement des milliards d’éléments chimiques instables.
Chaque neurone est capable d’établir 10 mille synapses avec ses voisins. Durant
notre vie et à partir de l’interaction avec l’environnement, nos neurones vont
configurer et reconfigurer entre eux un million de milliards de synapses.
Sachant que le nombre de nos gènes, d’après le dernier séquençage d’ADN en
2001, ne dépasse pas les 25 mille gènes. 98.9 % de ces gènes sont répétitifs ou
silencieux, c'est-à-dire sans rôle connu et 1.1 % seulement portent un code de
fabrication de protéines. On pense que le paradigme dominant « un gène-une
protéine » n’est plus capable à lui seul d’expliquer l’existence des
dizaines de milliers de protéines et des milliards de synapses. La complexité
de notre intelligence nous rappelle celle de l`épigenèse et met en évidence une
interaction entre nos gènes et notre environnement d`où émerge notre pensée.
Pour
assimiler la complexité des phénomènes naturels, l`élève tunisien fait
obligatoirement des erreurs. Faut-il pour autant le blâmer et le gronder ?
Source: Le système éducatif au banc des accusés ! « Les professeurs
ne comprennent pas que leurs élèves ne comprennent pas », Mohamed Kochkar,
2014, pp. 47-52 (Pour ceux ou celles qui souhaitent bénéficier d’une copie
électronique, il suffit d’envoyer son mail).
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