samedi 2 avril 2022

Est-il possible aujourd’hui de nier le fait religieux, surtout dans le monde musulman ? Latifa Lakhdar

 

 

Référence bibliographique

Les femmes au miroir de l’orthodoxie islamique, Latifa Lakhdar, Amal Editions, Sfax, 2007, 195 pages.

Page 18: Nier le fait religieux est désormais une tentation obsolète. Les accents guerriers du rationalisme positiviste du XIXè siècle semblent aujourd’hui si lointains. De même, la négation du religieux dans l’aire musulmane est une opération perdue d’avance.  Elle émane d’une raison gauchiste qui a démontré depuis longtemps son incapacité à comprendre la relation entre l’universel et le local et érigé l’universalisme abstrait en dogme. L’oubli des questions culturelles, y compris leur dimension cosmogonique, a favorisé le retour du refoulé et ouvert la brèche où s‘est engouffré la déferlante passéiste.

Le fait religieux résiste au déni parce qu’il a longtemps façonné et structuré l’existence humaine. Les anthropologues et les historiens des religions, comme Mircea Eliade, Pettazzoni ou Georges Dumézil ont mis à jour la fonction structurante des religions qui, à côté d’autres facteurs, cimente des identités, des appartenances et des affects collectifs. Plus, l’oubli du fait religieux est un déni de connaissance aggravé dans l’espace musulman en particulier, tant il est vrai que l’Islam a occupé une position centrale et a représenté « une rupture inaugurale » dans l’histoire des Arabes.

Non pas l’oubli donc mais la critique pour sûr. Soumettre la religion à la raison critique, est un passage obligé pour toute démarche cognitive d’un moi culturel, perçu dans son devenir historique incluant le passé et tourné vers le futur. Qi ne sait pas d’où il vient, ne sait pas où il va, selon la maxime gramscienne. Car, si les interrogations ontologiques de l’homme ressortissent à l’universel, les réponses se placent sur le terrain des cultures locales, loin de toute fatalité inspirée par le chauvinisme, bien sûr. Question combien importante face à la mondialisation rampante et aux paradoxes de la globalisation.

Page 20:   Porter l’arme de la critique à l’intérieur du religieux, ce n’est pas faire œuvre anti-religieuse, mais avant tout s’émanciper de l’ornière de l’orthodoxie, idée brandie naguère par Hichem Djaït, dans son ouvrage « la personnalité et le devenir arabo-musulman ». Cette démarche est non seulement nécessaire mais possible. Les acquis de l’histoire des sciences humaines et sociales, de la linguistique incitent à l’optimisme. Notre ambition est précisément de contribuer à l’entreprise collective de déplacement de la conception moyenâgeuse du fait religieux vers une vision moderniste. L’enjeu est de taille, à savoir « faire évènement » au cœur du corpus épistémologique islamique, pour reprendre une réflexion de M. Foucault, formulée dans un tout autre contexte.

         Une révolution critique donc. A défaut de quoi, la raison islamique continuera à piétiner au seuil de la modernité, et les idées de l’orientalisme colonial, à commencer par celles d’Ernest Renan sur l’incompatibilité entre islam et modernité, entre la pensée musulmane et la pensée universelle, continueront à sévir.

         L’auteur de « L’islamisme et la science » s’en allait répétant que la religion musulmane est la chaîne la plus lourde que l’humanité ait jamais connue, et que, seule parmi toutes les religions, elle est synonyme d’obscurantisme. Il nous appartient de le démentir et de démentir ses héritiers qui sont aujourd’hui légion.

          La cause serait entendue : moderniser l’islam, selon le vœu de A. Charfi, est une entreprise qui entre dans l’ordre du possible malgré le scepticisme de certains. Ces sceptiques appartiennent à deux familles opposées : les nostalgiques crispés sur leurs dogmes et sur une orthodoxie fondée par les hommes du passé ; et les tenants d’un universalisme absolutisé appelant à une adhésion sans frais à la « modernité des autres » (comme le note J. Berque). Toutes les deux reconduisent, chacune à sa manière, à la vision rénanienne et partagent ses préjugés essentialistes et finalement racistes. Toutes les deux aspirent à maintenir l’homo islamicus, dans le meilleur des cas sous la tutelle « progressiste » de la raison européenne et ses lumières indépassables.

         Nous tenons le pari, quand à nous, qu’une culture islamique ouverte, progressiste, souveraine et susceptible d’universalisme, est à notre portée.

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