« L’an
9 de l’hégire » Victor Hugo
Comme
s’il pressentait que son heure était proche
Grave, il
ne faisait plus à personne un reproche,
Il
marchait en rendant aux passants leur salut ;
On le
voyait vieillir chaque jour, quoiqu’il eût
A peine
vingt poils blancs à sa barbe encore noire ;
Il
s’arrêtait parfois pour voir les chameaux boire,
Se
souvenant du temps qu’il était chamelier.
Il
songeait longuement devant le saint pilier ;
par moments
il faisait mettre une femme nue
Et la
regardait, puis contemplait la nue,
Et
disait : « La beauté
sur la terre, au ciel le jour ».
Il
semblait avoir vu l’éden, l’âge d’amour,
Les temps
antérieurs, l’ère immémoriale.
Il avait
le front haut, la joue impériale,
Le
sourcil chauve, l’œil profond et diligent,
Le cou
pareil au col d’une amphore d’argent,
L’air
d’un Noé qui sait le secret du déluge.
Si des
hommes venaient le consulter, ce juge
Laissait
l’un affirmer, l’autre rire et nier,
Ecoutait
en silence et parlait le dernier.
Sa bouche
était toujours en train d’une prière ;
Il
mangeait peu, serrant sur son ventre une pierre ;
Il
s’occupait de lui-même à traire ses brebis ;
Il
s’asseyait à terre et cousait ses habits.
Il
jeûnait plus longtemps qu’autrui les jours de jeûne,
Quoiqu’il
perdît sa force et qu’il ne fût plus jeune.
« A soixante-trois ans une fièvre le prit.
Il relut
le Coran de sa main même écrit,
Puis il
remit au fils de Séid la bannière,
En lui
disant : « Je touche
à mon aube dernière.
Il n’est
pas d’autre Dieu que Dieu. Combats pour lui. »
Et son
œil, voilé d’ombre, avait ce morne ennui
D’un
vieux aigle forcé d’abandonner son aire.
Il vint à
la mosquée à son heure ordinaire,
Appuyé
sur Ali le peuple le suivant ;
Et
l’étendard sacré se déployait au vent.
Là, pâle,
il s’écria, se tournant vers la foule ;
« Peuple, le jour s’éteint, l’homme passe
et s’écroule ;
La
poussière et la nuit, c’est nous. Dieu seul est grand.
Peuple je
suis l’aveugle et suis l’ignorant.
Sans Dieu
je serais vil plus que la bête immonde. »
Un sheick
lui dit : « Ô chef
des vrais croyants ! Le
monde,
Sitôt
qu’il t’entendit, en ta parole crut ;
Le jour
où tu naquit une étoile apparut,
Et trois
tours du palais de Chosroès tombèrent. »
Lui,
reprit : « Sur ma mort,
les Anges délibèrent ;
L’heure
arrive. Ecoutez. Si j’ai de l’un de vous
Mal
parlé, qu’il se lève, ô peuple, et devant tous
Qu’il
m’insulte et m’outrage avant que je m’échappe,
Si j’ai
frappé quelqu’un, que celui-là me frappe. »
Et,
tranquille, il tendit aux passants son bâton.
Une
vieille, tondant la laine d’un mouton,
Assise
sur un seuil, lui cria : « Dieu
t’assiste ! »
« Il semblait regarder quelque vision
triste,
Et
songeait ; tout à
coup, pensif, il dit : « Voilà,
Vous
tous, je suis un mot dans la bouche d’Allah ;
Je suis
cendre comme homme et feu comme prophète.
J’ai
complété d’Issa la lumière imparfaite.
Je suis
la force, enfants ; Jésus
fut la douceur.
Le soleil
a toujours l’aube pour précurseur.
Jésus m’a
précédé, mais il n’est pas la Cause.
Il est né
d’une Vierge aspirant une rose.
Moi,
comme être vivant, retenez bien ceci,
Je ne
suis qu’un limon par les vices noirci,
J’ai de
tous les péchés subi l’approche étrange,
Ma chair
a plus d’affront qu’un chemin n’a de fange,
Et mon
corps par le mal est tout déshonoré ;
Ô vous
tous, je serais bien vite dévoré
Si dans
l’obscurité du cercueil solitaire
Chaque
faute engendre un ver de terre.
Fils, le
damné renaît au fond du froid caveau
Pour être
par les vers dévoré de nouveau ;
Toujours
sa chair revit, jusqu’à ce que la peine,
Finie
ouvre à son vol l’immensité sereine.
Fils, je
suis le champ vil des sublimes combats,
Tantôt
l’homme d’en haut, tantôt l’homme d’en bas,
Et le mal
dans ma bouche avec le bien alterne
Comme
dans le désert le sable et la citerne ;
Ce qui
n’empêche pas que je n’aie, ô croyants !
Tenu tête
dans l’ombre aux Anges effrayants
Qui
voudraient replonger l’homme dans les ténèbres,
J’ai
parfois dans mes poings tordu leurs bras funèbres ;
Souvent,
comme Jacob, j’ai la nuit, pas à pas,
Lutté
contre quelqu’un que je ne voyais pas ;
Mais les
hommes surtout on fait saigner ma vie,
Ils ont
jeté sur moi leur haine et leur envie,
Et, comme
je sentais en moi la vérité,
Je les ai
combattus, mais sans être irrité,
Et,
pendant le combat je criais : “laissez faire !
Je suis
le seul, nu, sanglant, blessé ; je le
préfère.
Qu’ils
frappent sur moi tous ! Que
tout leur soit permis !
Quand
même, se ruant sur moi, mes ennemis
Auraient,
pour m’attaquer dans cette voie étroite,
Le soleil
à leur gauche et la lune à leur droite,
Ils ne me
feraient point reculer !” C’est
ainsi
Qu’après
avoir lutté quarante ans, me voici
Arrivé
sur le bord de la tombe profonde,
Et j’ai
devant moi Allah, derrière moi le monde.
Quant à
vous qui m’avez dans l’épreuve suivi,
Comme les
grecs Hermès et les hébreux Lévi,
Vous avez
bien souffert, mais vous verrez l’aurore.
Après la
froide nuit, vous verrez l’aube éclore ;
Peuple,
n’en doutez pas ; celui
qui prodigua
Les lions
aux ravins du Jebbel-Kronnega,
Les
perles à la mer et les astres à l’ombre,
Peut bien
donner un peu de joie à l’homme sombre . »
Il
ajouta : « Croyez,
veillez ; courbez
le front.
Ceux qui
ne sont ni bons ni mauvais resteront
Sur le
mur qui sépare Eden d’avec l’abîme,
Etant
trop noirs pour Dieu, mais trop blancs pour le crime ;
Presque
personne n’est assez pur de péchés
Pour ne
pas mériter un châtiment ; tâchez,
En
priant, que vos corps touchent partout la terre ;
L’enfer
ne brûlera dans son fatal mystère
Que ce
qui n’aura point touché la cendre, et Dieu
A qui
baise la terre obscure, ouvre un ciel bleu ;
Soyez
hospitaliers ; soyez
saints ; soyez
justes ;
Là-haut
sont les fruits purs dans les arbres augustes,
Les
chevaux sellés d’or, et, pour fuir aux sept dieux,
Les chars
vivants ayant des foudres pour essieux ;
Chaque
houri, sereine, incorruptible, heureuse,
Habite un
pavillon fait d’une perle creuse ;
Le
gehennam attend les réprouvés ; malheur !
Ils
auront des souliers de feu dont la chaleur
Fera
bouillir leur tête ainsi qu’une chaudière.
La face
des élus sera charmante et fière. »
Il
s’arrêta donnant audience à l’espoir.
Puis
poursuivant sa marche à pas lents, il reprit :
« Ô vivants ! Je répète à tous que voici l’heure
Où je
vais me cacher dans une autre demeure ;
Donc,
hâtez-vous. Il faut, le moment est venu,
Que je
sois dénoncé par ceux qui m’ont connu,
Et que,
si j’ai des torts, on me crache au visage. »
La foule
s’écartait muette à son passage.
Il se
lava la barbe au puits d’Aboufléia.
Un homme
réclama trois drachmes, qu’il paya,
Disant :
« Mieux
vaut payer ici que dans la tombe. »
L’œil du
peuple était doux comme un œil de colombe
En le
regardant cet homme auguste, son appui ;
Tous
pleuraient ; quand,
plus tard, il fut rentré chez lui,
Beaucoup
restèrent là sans fermer la paupière,
Et
passèrent la nuit couchés sur une pierre.
Le
lendemain matin, voyant l’aube arriver ;
« Aboubékre, dit-il, je ne puis me lever,
Tu vas
prendre le Livre et faire la prière. »
Et sa
femme Aïscha se tenait en arrière ;
Il
écoutait pendant qu’Aboubékre lisait,
Et
souvent à voix basse achevait le verset ;
Et l’on
pleurait pendant qu’il priait de la sorte.
Et l’Ange
de la mort vers le soir à la porte
Apparut,
demandant qu’on lui permît d’entrer.
« Qu’il entre. »
On vit
alors son regard s’éclairer
De la
même clarté qu’au jour de sa naissance ;
Et l’Ange
lui dit : « Dieu
désire ta présence.
-- Bien », dit-il. Un frisson sur les tempes
courut,
Un souffle ouvrit sa lèvre, et Mahomet mourut.
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