mardi 7 mai 2013

Le Forum Social Mondial de Tunis et son contexte. Annamaria Rivera

Annamaria Rivera 
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Bien sûr, le Forum Social Mondial de Tunis a été un succès, comme en témoignent les chiffres: 60.000 participants de 127 nationalités, 4.500 associations des quatre coins du monde, au moins 1.612 ateliers, 1800 journalistes accrédités, pour ne rien dire de l’extraordinaire présence militante des femmes et de leur investissement politique, qui fait écho à celui qui caractérise la transition tunisienne.
Donc, le bilan est largement positif, malgré certaines défaillances dans l'organisation et des contradictions flagrantes. Dans le Forum, en fait, se sont reflétés un certain nombre de conflits actuels: il y a eu des échauffourées entre partisans et adversaires de Bachar al-Assad, ainsi qu’entre un groupe de militants sahraouis et un groupe d’activistes marocains. Pour ne pas parler de la présence des portraits de Khomeiny, Saddam Hussein, Kadhafi dans l’espace du campus universitaire et de la grande manifestation finale pour la Palestine où les lugubres drapeaux noirs salafistes flottaient à quelques mètres de bannières arc en ciel de la paix.
Dans cette mise en scène de la complexité et de l'hétérogénéité du monde ne pouvaient manquer les islamistes locaux de toutes tendances, qui étaient représentés non seulement par le stand de l'Ugte, le syndicat estudiantin lié à Ennahda, mais aussi par la participation de la nébuleuse salafiste: bien représentée par des jeunes barbus et des filles en niqab, arrivées au Forum pour réclamer le droit de fréquenter l'université cachées sous la tenue wahhabite.
Cette présence avait quelque chose de surréaliste : barbes et niqabs se promenaient dans un espace parsemé d’images de Chokri Belaid, dont l'assassinat politique est attribué par le magistrat à trois killers salafistes. Mais dont les mandants sont à chercher– comme l’a soutenu le secrétaire général adjoint du parti Watad au cours d’une récente conférence de presse – quelque part dans le Golfe Arabique. 
Quant aux représentants du gouvernement du parti islamiste, désormais discrédité, et du tout aussi discrédité Marzouki, président de la république, un “laïque” au service d’Ennahda, il n’est pas étonnant qu’ils aient tenté d’utiliser le FSM comme tribune. C’était un bon alibi pour cacher l’occupation obstinée de fauteuils pourtant formellement transitoires, et l’inaptitude à respecter le calendrier et l’agenda de la transition. Une manière aussi de dissimuler les vagues de violences politiques des bandes salafistes et des Ligues pour la protection de la révolution, ces fameuses milices au service du pouvoir.
Tandis que les représentants du pouvoir de transition tentaient leur exhibition, dans le centre de Tunis, une petite foule, en majorité de femmes, manifestait, avec colère et obstination, devant le siège du ministère de la Femme et de la Famille pour exiger la démission de Sihem Badi. L’indigne ministre avait minimisé le viol féroce d'une petite fille de trois ans, commis par le gardien d'une école crèche non autorisée, suggérant que le coupable devait être recherché parmi les membres de la famille de l'enfant. Par ailleurs, alors que les gardiens des bonnes mœurs cherchaient à s’accréditer dans le Forum, une vague de viols traversait la Tunisie: un phénomène sans précédent, ou du moins qui n’avait jamais apparu avec une telle évidence.
Pendant ces mêmes jours, les 25 et 27 Mars, à El Hancha, dans le gouvernorat de Sfax, et à Teboulba, dans celui de Monastir, deux autres jeunes chômeurs se transformaient en torches humaines, renforçant la théorie d’auto-immolations publique et de protestation, qui précède de nombreuses années, accompagne et suit le soulèvement populaire. Alors que j’étais assise, comme d'autres participants au Forum, sur la terrasse du Grand Café du Théâtre, je me demandais combien d'entre eux étaient conscients que juste à côté, en face du Théâtre municipal, deux semaines auparavant un corps en flammes avait hurlé la protestation extrême : exactement comme Bouazizi, Adel Khazri était un jeune chômeur, contraint pour soutenir sa famille, de se faire vendeur à la sauvette et donc harcelé quotidiennement par la police municipale.
Compte tenu de tout cela, et de la grave situation économique et sociale que connait Tunisie d’après la révolution, on comprend pourquoi « Mag14 » magazine en ligne de jeunes journalistes, a donné à une pièce jouée sur le Forum, signée par Soufia Ben Achour, un titre aussi fort que : «FSM 2013: Vitrine flamboyante et cadavres dans le placard ».
Outre ceux que nous avons mentionnés, durant les jours de la grande fête altermondialiste d’autres cadavres ont été cachés dans le placard de la Tunisie. Le 27 Mars, le Collège des avocats défendant les cinq rappeurs condamnés par contumace à deux ans de prison pour un clip vidéo critiquant durement la police a fait appel du jugement de première instance. La condamnation, en fait, a été prononcée non seulement à l’encontre de l'auteur du clip vidéo, le rappeur Weld El 15, mais aussi de quatre autres, coupables seulement d'avoir fait l’objet des remerciements de l’auteur. Dans le même temps, un procès était en cours contre deux jeunes artistes, Oussema Bouagila, 25 ans, et Chahine Berrich, 23 ans, deux graffeurs coupables d'avoir cherché d’écrire, sur le mur d'une université, des slogans soutenant les zwewla, les oubliés de la Révolution (le 10 d’avril nous avons appris qu’ils ont écopé « seulement » de 100 dinars d’amende N.d.A).
Cependant, au-delà des cadavres dans le placard, il est indéniable que la kermesse altermondialiste a eu, parmi ses nombreux mérites, celui de transformer pour quelques jours le visage de Tunis. Aux yeux de ceux qui la fréquentent habituellement, la capitale semblait en effet revenue aux beaux jours de l’effervescence postrévolutionnaire. L'avenue Bourguiba était un théâtre de rencontres, de débats incessants, de spectacles musicaux improvisés, et de concerts programmés dont l'un dédié à Belaid, organisée par ses camarades du Watad (Parti des patriotes démocrates unifié) avec les autres composantes du Front populaire.  La présence d'un nombre remarquable de jeunes militants témoignait du consensus dont jouissent aujourd'hui le Watad et tout le Front. Pendant le concert, ils chantaient en chœur, dans un espagnol parfait, « Hasta Siempre », la chanson de Carlos Puebla en l'honneur du Che: un autre petit témoignage de l'esprit internationaliste et altermondialiste qui fait son chemin parmi les jeunes révolutionnaires et plus généralement dans la gauche tunisienne.
Parmi les jeunes qui ont participé à la première personne à l’insurrection populaire, j’ai retrouvé un ami de longue date, militant bien connu de l'Union des diplômés chômeurs de Regueb, dans le gouvernorat de Sidi Bouzid: un des endroits parmi les plus désavantagés d’où a fleuri le soulèvement qui a renversé le régime. Celui-ci m’a raconté ce que signifie pour eux et pour la communauté locale la présence des bandes salafistes: menaces et violences quotidiennes, incendie de leur siège, blessure de l'un d'eux au cours d'une attaque à main armée, en bref, mise en cause des conditions mêmes de leur activité sociale.
Le cas de Regueb n'est pas isolé: dans les localités et dans les quartiers les plus défavorisés des groupes de la nébuleuse salafiste font la loi, et sont en mesure de recruter, souvent en échange de quelques sous, des jeunes marginaux et sous-prolétaires sans avenir. Certains d'entre eux -en plus de pratiquer, comme Ennahda et Ansar al-Sharia, des activités de bienfaisance et d'assistance sociale-, exercent des actions de « surveillance morale » et des attaques contre les opposants politiques.
De tels comportements permettent non seulement d’échapper à la faim, mais aussi d’évacuer l'agressivité et de compenser la frustration sociale, et donc d’échapper à la tenaille bien défini par un adage en vogue chez les jeunes Tunisiens déshérités: « L'Italie ou Ben Arous », c’est à dire l'émigration «illégale» ou l’auto-immolation. C’est le professeur Messadi, directeur du Centre de traumatologie pour grands brûlés de Ben Arous, - celui où sont morts Bouazizi, Khazri et bien d'autres- qui me rapporte cet adage, ainsi que d'autres informations précieuses.
Comme j’ai maintes fois répété, le problème des problèmes en Tunisie est la situation économique et sociale : la hausse effrénée du chômage et autres effets de la crise économique mondiale, l'effondrement du tourisme, la fuite des investisseurs et des entrepreneurs étrangers, l’inflation galopante... En outre, le Fonds monétaire international, avec l’accord du parti islamiste-néolibéral, est sur ​​le point d'imposer son plan d'ajustement structurel, ce qui aura comme effets l'augmentation des impôts et taxes, la révision des salaires et de la protection sociale, le gel pendant trois ans au Fonds d'indemnisation (qui a pour but de stabiliser les prix des produits de base).
Il est de plus en plus nécessaire de combattre les clichés concernant les pays à majorité musulmane en évitant de réduire leurs problèmes à un affrontement entre religieux et partisans de la laïcité; et en démontant le lieu commun qui représente la transition tunisienne comme un duel à mort entre la perspective d'un gouvernement démocratique et celle d'un pouvoir théocratique et despotique. Toutefois, si le parti majoritaire est non seulement islamiste, mais aussi néolibéral, et dès lors encouragé et protégé par les grandes agences et les pouvoirs néocoloniaux ; si l'extrémisme religieux violent s'épanouit sur le terreau du désespoir social et recrute parmi les plus déshérités, n’y a-t-il pas un lien entre la question socio-économique et la question de l'islam politique?

* Cet article est paru dans la revue en ligne « MicroMega » le 5 d’avril 2013: http://temi.repubblica.it/micromega-online/forum-sociale-mondiale-di-tunisi-la-vetrina-e-i-cadaveri-nellarmadio/

Il a été traduit par son auteure et par Laurent Lévy.

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