Les expériences passées apprennent beaucoup. Y compris lorsqu'elles ont
pour théâtre d'autres pays. À ce titre, les lois "Prevent" déployées
en Grande-Bretagne après les terribles attentats de 2005 à Londres ont-elles
porté leurs fruits ? Elles poursuivaient un double dessein : d'une part
favoriser l'intégration des musulmans, nombreux sur le territoire, en leur
affectant notamment des lieux cultuels et culturels, d'autre part mieux repérer
les extrémistes potentiellement promis à se radicaliser dans la peau de
terroristes. C'est-à-dire qu'il s'agissait d'identifier plus facilement de
possibles ennemis au sein d'une communauté qu'on cherchait à mieux intégrer...
Cette stratégie schizophrénique était vouée à l'échec. Résultat, non seulement
la sécurité n'y a pas gagné, mais en plus, le sentiment d'intégration des
musulmans s'est détourné de sa cible originelle : la nation britannique, pour
embrasser celle de l'islam.
(…) L'histoire apporte la meilleure réponse. Pendant des siècles et dans
toute l'Europe, qu'a donc démontré l'Église catholique ? Son incompatibilité
avec la démocratie française et la laïcité. Il faudra attendre le début du XXe
siècle, c'est-à-dire "hier" sur l'échelle du christianisme, pour
qu'Église, démocratie et laïcité commencent de coexister, à l'issue d'une
succession séculaire de luttes armées, philosophiques, politiques, artistiques
ou sociales qui ont fait progresser les esprits. Renaissance, Lumières,
romantisme... toutes ces étapes furent nécessaires pour que le pouvoir de
l'Église quitte le périmètre politique et se concentre sur la sphère privée,
dite « des âmes ». Et c'est seulement une fois que l'écueil monarchique fut
définitivement écarté que l'Église catholique devint entièrement soluble dans
la démocratie. Alors pourquoi doit-on exiger de l'islam d'accomplir en quelques
années voire instantanément la même trajectoire que l'Église mit des siècles à
réaliser ?
D'autre part, l'occident chrétien est légitimement effondré devant la
destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan ou des vestiges de Palmyre
en Syrie, il est légitimement opposé à la stratégie armée de conquête de
territoires et légitimement écœuré par les massacres perpétrés par les
islamistes ; mais a-t-on oublié la manière dont, au cours des siècles, les
chrétiens persécutèrent les païens, brulèrent leurs représentations
artistiques, portèrent les sanglantes croisades, évangélisèrent les terres
musulmanes ? L'inquisition fut-elle un modèle d'humanité ?
Certes, tout
comme dans la Bible, le Coran recèle des textes d'une infinie beauté mais
parfois aussi d'une grande violence, notamment à l'endroit de l'infidèle et de
l'impie. Mais l'islam est en premier lieu une religion judéo-chrétienne, proche
davantage du judaïsme que de la chrétienté - ses interdits et ceux du judaïsme
sont très proches -, et qui partage un même socle avec les deux autres
religions monothéistes ; Abraham, Moïse, Jésus sont communs aux textes, et seul
le prophète Mahomet singularise véritablement le Coran. Un minaret ne ressemble-t-il
pas à un clocher ? Bref, le tronc commun aux trois grandes religions est
substantiel. Et l'enjeu prioritaire pour lever les derniers écueils à la totale
« solubilité » de l'islam dans la démocratie et la République françaises, c'est
d'enseigner la nature judéo-chrétienne de l'islam. Voilà un devoir pédagogique
fondamental.
(…) Le "décrié" Tariq Ramadan - avec qui Edgar Morin a publié Au
péril des idées, Presses du Chatelet, NDLR - y est lui-même favorable : il est
l'heure d'organiser et de promouvoir un islam occidental européen, qui sera le
théâtre de reconnaissances fondamentales. Reconnaissance du statut des femmes,
de l'égalité hommes-femmes, des lois de la République, du monopole de l'État
dans l'éducation publique - cohabitant avec des systèmes d'éducation privée -,
des non croyants et libres penseurs, des mariages mixtes... L'ensemble de ces
leviers est déterminant pour amener chaque musulman à adopter les règles de la
République et à prendre conscience qu'elles ne constituent aucunement une entrave
à l'exercice de sa foi.
La France est un
pays multi-ethnique et multi-religieux. La religion juive - aujourd'hui encore
interprétée par les ultra-orthodoxes en Israël dans une radicalité qui juge la
seule fréquentation d'un goy (Non-juif, chrétien, pour les Israélites) impure et
immonde - s'est convertie avec succès aux lois de la République. Absolument
rien ne permet de considérer que l'islam ne peut pas y parvenir. Encore faut-il
s'extraire d'un tourbillon qui entremêle rejets et stigmatisations réciproques,
et d'un cercle vicieux par la faute duquel les phobies (islamophobie,
occidentalophobie, judéophobie) se nourrissent, s'entretiennent, s'exacerbent
mutuellement. Elles composent un seul et même poison qui intoxique toute la
nation.
(…) Les reflux nationaux-religieux ont pour premier point de
cristallisation la révolution iranienne de 1979, et l'instauration, inédite,
d'une autorité politique religieuse et radicale. Elle intervient après
plusieurs décennies de profonds bouleversements dans le monde musulman : à la
colonisation ottomane pendant des siècles succède la colonisation occidentale à
laquelle succède une décolonisation souvent violente à laquelle succède
l'instauration de dictatures à laquelle succède le souffle d'espérance du
Printemps arabe auquel succède l'irruption de forces contraires et souvent donc
la désillusion, auxquelles à ce jour ont succédé le chaos géopolitique et la
propagation de l'idéologie barbare de Daech...
Tout retour à la
religion n'est bien sûr pas synonyme de fracas, et souvent se fait de manière
pacifiée. Mais on ne peut pas omettre la réalité des autres formes, agressives
et violentes, qui ont germé dans le bouillon de culture afghan et ont prospéré
dans un terreau où toutes les parties prenantes ont leur part de responsabilité
; la seconde guerre en Irak, l'intervention en Libye, l'inaction en Syrie, le
bourbier israélo-palestinien mais aussi, sous le diktat américain, la
propagation d'une vision manichéenne du monde opposant empires du bien et du
mal, ont participé à la fracturation du monde musulman et à la radicalisation
de certaines de ses franges. Le comportement des grandes nations du monde a
contribué activement à "l'émergence" d'Al Qaeda hier et de l'État
islamique aujourd'hui, à faire de la Syrie un terrain de guerres, d'alliances
de circonstances, de coalitions invraisemblables, d'intérêts contraires,
d'exactions, et de prolifération islamiste inextricable. Ce brasier dissémine
ses flammèches bien au-delà de ses frontières, et ses répercussions ne se
limitent pas à la rupture diplomatique entre l'Arabie Saoudite et l'Iran ou à
la flambée du schisme entre chiites et sunnites.
(…) Deux types de barbarie coexistent et parfois se combattent. Le premier
est cette barbarie de masse aujourd'hui de Daech, hier du nazisme, du
stalinisme ou du maoïsme. Cette barbarie, récurrente dans l'histoire, renaît à
chaque conflit, et chaque conflit la fait renaître. On s'en offusque en 2016 en
découvrant les images ou les témoignages dans l'État islamique, mais les
millions de morts des camps nazis, des goulags soviétiques, de la révolution
culturelle chinoise comme du génocide perpétré par les Khmers rouges
rappellent, s'il en était besoin, que l'abomination barbare n'est pas propre au
XXIe siècle ni à l'Islam ! Ce qui distingue la première des quatre autres qui
l'ont précédée dans l'histoire, c'est simplement la racine du fanatisme
religieux.
Le second type
de barbarie, de plus en plus hégémonique dans la civilisation contemporaine,
est celui du calcul et du chiffre. Non seulement tout est calcul et chiffre
(profit, bénéfices, PIB, croissance, chômage, sondages...), non seulement même
les volets humains de la société sont calcul et chiffre, mais désormais tout ce
qui est économie est circonscrit au calcul et au chiffre. Au point que tous les
maux de la société semblent avoir pour origine l'économique, comme c'est la
conviction du ministre de l'Économie Emmanuel Macron. Cette vision unilatérale
et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale,
de la concurrence sauvage. Au nom de la compétitivité, tous les coups sont
permis et même encouragés ou exigés, jusqu'à instaurer des organisations du
travail déshumanisantes comme en atteste le phénomène exponentiel de burn out (État de fatigue intense et de grande détresse
causé par le stress au travail). Déshumanisantes mais aussi
contre efficientes à l'heure où la rentabilité des entreprises est davantage
conditionnée à la qualité de l'immatériel (coopération, prise d'initiatives,
sens de la responsabilité, créativité, hybridation des services et des métiers,
intégration, management etc.) qu'à la quantité du matériel (ratios financiers,
fonds propres, cours de bourse, etc.). Ainsi la compétitivité est sa propre
ennemie. Cette situation est liée au refus d'aborder les réalités du monde, de
la société, et de l'individu dans leur complexité.
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