vendredi 7 février 2014

Dernières nouvelles sur la Palmeraie de Jemna (Kébili, Sud Ouest Tunisien). Pierre Clément (mon ancien directeur de thèse). début novembre 2012

Dernières nouvelles sur la Palmeraie de Jemna (Kébili, Sud Ouest Tunisien). Pierre Clément (mon ancien directeur de thèse). début novembre 2012

Date de la première publication sur le net par C. M. Dr M. K
Hammam-Chatt, le 18 novembre 2012

« La révolution tunisienne n’a réussi qu’à Jemna », se plait à dire Mohamed Kochkar, originaire de Jemna et enseignant de biologie dans un lycée de Tunis. Lors du printemps 2011 (la révolution du jasmin en Tunisie), il m’avait mis en relation avec le Comité révolutionnaire de Jemna, qui avait pris le contrôle en janvier 2011 de la gestion d’une importante palmeraie de cette oasis en remplaçant deux comparses de Ben Ali : ceux-ci en avaient tiré pour eux seuls les bénéfices durant ces dernières années, depuis le contrat datant de mars 2002. En ce printemps 2011, le comité révolutionnaire de Jemna avait un besoin urgent de liquidités pour assumer la pollinisation des palmiers, et permettre ainsi la récolte 2011 de dattes

Quand il m’a refait visiter, il y a quelques jours,  cette fameuse palmeraie (j’y étais déjà allé en novembre 2011), Tahar, professeur de français au Lycée de Jemna et un des principaux animateurs du Comité révolutionnaire de Jemna, a confirmé et reformulé le propos de Mohamed Kochkar : « C’est à Jemna que la révolution tunisienne a réussi 
« C’est encore loin d’être définitivement gagné ! » tempèrera plus tard Alaya, lui aussi jemnien et enseignant de biologie vers Tunis

Tahar nous a encore remercié pour l’aide qu’on leur a apportée à un moment décisif, près de 1200 €, ce qui a effectivement permis le financement d’une partie de la pollinisation des palmiers, et a constitué, en plus d’un soutien moral inappréciable, une caution qui les a aidés à obtenir des emprunts pour assumer la gestion initiale de cette palmeraie

A l’heure des bilans des récoltes 2011 et 2012, où en est-on ?
La réponse tient en quelques mots : une situation financière et politique locale très positive, et une situation juridique / administrative qui reste à clarifier

A - La situation financière

La palmeraie récupérée par le Comité n’est qu’une partie de l’ensemble des palmeraies de l’oasis Jemna. Elle occupe environ 306 ha dont 185 ha sont plantés en palmiers (111 ha pour la partie que nous avons visitée, et 74 ha pour une autre partie, moins productive en dattes). Au total, presque 10 000 palmiers (9 967 précisément : soit moins que ce qu’il devrait y en avoir, c’est à dire environ 100 palmiers par ha, à cause d’une mauvaise gestion par les deux benalistes
Un palmier rapporte environ 100 DT par an (soit 50 € car 2 Dinars Tunisiens = 1 €. Tous les chiffres qui suivent sont donnés en DT : il suffit de les diviser par deux pour avoir leur équivalence en Euros
En 2011, la récolte a rapporté  969 500  DT, et 941 000 DT en 2012 (un peu moins à cause des conditions climatiques
Remarque : les dattes sont vendues sur pied, et chaque acheteur s’occupe de la récolte et écoulement des dattes des palmiers dattiers de son lot

Conclusions
(1) L’importance des bénéfices réalisés durant les années précédentes par les deux benalistes, qui ne louaient la palmeraie à l’Etat que 20 000 DT / an

(2) Les dépenses pour la gestion de la palmeraie (irrigation, désherbage, pollinisation, plastiques de protection des régimes, surveillance de la palmeraie, …) ont été couvertes : soit 335 752 DT en 2011 et 368 317 DT en 2012 (dont près de la moitié en salaires : 123 868 DT en 2011 et 256 468 DT en 2012, car il y a eu des aides et du bénévolat en 2011

(3) Le comité révolutionnaire qui a coordonné la gestion de la palmeraie l’a fait bénévolement. Seuls cinq voyages à Tunis ont été financés sur la récolte, pour les aspects juridiques (voir point B ci-dessous). Bilan : il y a actuellement 1 357 000 DT sur le compte de la palmeraie, dont 416 000 DT bloqués pour la création de la « Société de Mise en Valeur et du Développement de Jemna

(4) Une assemblée générale des habitants de Jemna va être prochainement organisée pour décider de l’utilisation de l’argent disponible. Plusieurs options sont sur la table (voir le point -C- ci-dessous). Cette utilisation va bien sûr dépendre de l’évolution de la situation juridique de la palmeraie (point –B- ci-après


B – Situation juridique

C’est le point qui n’est pas résolu, mais qui va être décisif
Le comité révolutionnaire de Jemna n’a pas d’existence institutionnelle légale. Il s’est auto-proclamé mais il est reconnu et respecté par toute la population de Jemna car il est représentatif, il comporte plusieurs courants (il est « multicolore »), il travaille bénévolement et il est coordonné par des personnes connues et appréciées à Jemna. Il fonctionne de façon transparente. Il a permis l’embauche de plusieurs travailleurs de Jemna (62 aux moments où il y a du travail, jusqu’à 96 personnes journellement pendant 3 mois, et 14 en permanence pour entretenir la palmeraie et la garder nuit et jour 
Il y a un an et demi, huit représentants du Comité révolutionnaire ont été choisis et élus pour être membres de la municipalité de Jemna

Des porte-parole du Comité révolutionnaire ont été reçus trois fois par le gouvernement depuis le 13 janvier 2011 (les 5 frais de déplacement qui sont les seules dépenses du comité jusqu’à présent) pour rencontrer le Ministre de l’Agriculture et le Ministre de la propriété foncière, et aussi pour une convocation de Tahar devant la justice, l’un des  deux bénalistes ayant porté plainte (Tahar est attaqué pour médisance, ayant publiquement dit, le 27 février 2011, « cette bourgeoisie sauvage » en parlant des deux bénalistes et pour avoir soi-disant encouragé les gens à occuper les lieux, alors qu’en réalité en ce temps là, il était contre ces pratiques puisque « le sang des martyres n’a pas encore séché », disait-il … On attend à présent de savoir si le Procureur donnera ou non suite à cette plainte, car il peut la classer sans suite

Deux solutions juridiques sont pour l’instant envisagées : soit l’Etat reste propriétaire de la palmeraie et peut la louer à la Société de Mise en valeur et du développement de l’oasis de Jemna. Soit ce terrain devient municipal et sa gestion sera alors confiée à cette Société. Mais rien n’est encore sûr de la part du gouvernement provisoire actuel (il y a en effet pas mal d’autres cas de terres agricoles qui ont été annexées par des agriculteurs ou comités en Tunisie juste après la révolution), et il est possible que soient attendus les résultats des prochaines élections (prévues en juin 2013, mais qui seront sans doute reportées en septembre ou octobre ?) qui doivent élire un gouvernement stable et voter la nouvelle constitution (actuellement en préparation

L’histoire de cette palmeraie est aussi compliquée qu’intéressante 
·        Création de la palmeraie en 1937 par un colon français, Maus de Rolley. En atteste un ouvrage de 1943 racontant la « guerre du Sud » entre alliés et allemands : il signale ce « Bordj Merillon » dont les bâtiments existent encore, même si en partie délabrés, et dont les palmiers d’alors produisent encore

·        En 1956, indépendance de la Tunisie et départ des colons. Des habitants de Jemna ont ensuite, début des années 1960, versé 40 000 DT à l’Etat tunisien pour acheter la palmeraie, mais cet argent a été détourné pour leur procurer des actions d’une société de transports de Gabès et, le 12 mai 1964, l’Etat tunisien s’est approprié la terre des colons et il en assure depuis la gestion

·        De 1974 à 2002, l’Etat en a confié la gestion à la STIL (Société Tunisienne des Industries Laitières), société qui a fait faillite en 2002

·        C’est en 2002 que l’Etat a loué la palmeraie aux deux comparses de Ben Ali : la partie de 111 ha à l’un, qui était entrepreneur des travaux publics (il est mort depuis, et c’est son fils qui tente actuellement de poursuivre Tahar en justice) ; la partie de 74 ha au frère d’un cadre important du Ministère de l’Intérieur sous Ben Ali , qui a été arrêté lors de la révolution de janvier 2011 et a passé des mois en prison (pour différents chefs d’inculpation


C – Perspectives

Le 4 septembre 2012, les  Ministres respectifs de l’Agriculture et de la Propriété Foncière ont reçu à Tunis deux délégués de la Palmeraie de Jemna, et ils ont promis qu’ils allaient en parler au Conseil des Ministres restreint : ce qui a  été fait, mais aucune décision n’a été prise … Ils avaient dit en septembre que l’Etat conserverait la propriété de la Palmeraie et en confierait la gestion au Comité de Jemna, à condition que son statut soit revu, s’engageant en particulier à embaucher des chômeurs de l’UDC (Union des Diplômés Chômeurs), ce qui a été engagé avec la création de la Société de Mise en valeur et du Développement de l’Oasis de Jemna. Le groupe initial (l’ex Comité révolutionnaire) aidera encore, à l’extérieur de cette structure, conseillera encore, toujours bénévolement

Dans l’immédiat, une A.G. des habitants de Jemna va être convoquée d’ici la fin 2012. Ils attendent que 100 à 200 habitants y participent (sur près de 10 000 habitants dans l’ensemble de l’oasis de Jemna), pour décider de l’utilisation de l’argent actuellement en caisse : utilisation immédiate, ou seulement après la clarification juridique attendue ? Et quelle utilisation ? Plusieurs idées ont déjà été formulées 
·        Une aide à l’école primaire de Jemna, qui en aurait bien besoin
·        La création d’une antenne hospitalière sur Jemna
·        Une remise en état de la maison du colon pour y stocker mieux le matériel acquis, et peut-être même pour y implanter une entreprise de conditionnement des dattes afin de les commercialiser directement

A plus long terme, une fois le statut juridique de la Palmeraie clarifié, il s’agira de s’affronter à des questions plus vastes liées au Développement Durable :
·        Production de dattes biologiques (actuellement, des désherbants sont utilisés) ?
·        Augmenter le nombre de palmiers ?
·        Développer les deux autres strates agricoles (arbres fruitiers, et cultures maraichères au sol) ? … si la température de l’eau le permet
·        Réfléchir à la durabilité de l’utilisation des eaux phréatiques
·        Ce problème des nappes phréatiques est aussi crucial qu’inquiétant. La nappe superficielle a été assez vite épuisée et, en 1911, un puits a été creusé (par les français) pour pomper l’eau froide d’une nappe située à 80 m. / 100 m. de profondeur. L’eau jaillissait seule au départ, puis a dû être pompée électriquement, et elle est à présent à peu près tarie. L’eau pour irriguer les palmiers est actuellement puisée à 2 200 / 2 400 m. de profondeur (un puits à Jemna centre, un autre à 6 km) mais elle est chaude, entre 70°C et 80°C : elle doit être refroidie (le long de canalisations ouvertes) avant d’être utilisée pour irriguer les palmiers, mais elle y arrive encore trop chaude pour des cultures maraichères …  De plus, il s’agit d’eau fossile, d’une grande nappe pompée également en Lybie et en Algérie (.. « Alors pourquoi pas par nous aussi ? » nous ont-ils dit à Jemna


D – Situation dans les oasis voisines

·        A Tozeur, une palmeraie n’a pas eu en 2011 de soutien pour la pollinisation des palmiers dattiers, et la production de dattes a dû y être stoppée … Ce contre exemple souligne l’importance du soutien qui a été apporté en 2011 pour la pollinisation des palmiers dattiers de Jemna

·        A Zaafrane, oasis proche de Jemna et Douz, un Comité révolutionnaire s’est constitué sur le modèle de celui de Jemna, avec le même type de succès … Mais, il y a tout juste quelques semaines, les salafistes y ont pris le pouvoir, après avoir formulé des menaces … Aux dernières nouvelles, l’Etat doit remplacer ces salafistes par une direction qu’il va désigner … A suivre donc

·        A Jemna, le danger salafiste n’inquiète pas : ils ne seraient qu’une vingtaine (sur les 10 000 habitants), et plutôt de la tendance « salafistes scientifiques » (différente de l’autre tendance, les « salafistes djihadistes »). Les huit membres de la Municipalité actuelle de Jemna ne comportent aucun salafiste ; « trois de ses membres sont d’Ennhada, et un des huit membres est une demoiselle » (je cite

·        (on pourrait rajouter bien des commentaires sur la situation politique actuelle en Tunisie, et la préparation des nouvelles élections



E - Tentative d’analyse de ce qui fonde le prix des dattes que nous achetons

·        Prix des dattes vendues sur pied (le présent paragraphe ne concerne que la variété de dattes Déglet Nour, la seule commercialisée dans la palmeraie dont nous venons de parler – plusieurs autres variétés sont produites par d’autres palmiers dattiers à Jemna) : en moyenne 100 DT par palmier, ça se négocie avant la récolte, au vu de la production estimée de chaque palmier (entre 100 et 150 kg de dattes, avec une moyenne de 120 kg). C’est la seule phase dont s’occupe le comité de gestion de la palmeraie, si bien que toute la récolte 2012 avait été vendue sur pieds quand nous avons visité la palmeraie début novembre 2012. Le comité s’occupe de l’entretien de la palmeraie : irrigation, nettoyage / désherbage, pollinisation, plastiques de protection des régimes, gardiennage

·        Chaque acheteur d’un lot s’occupe de la récolte des palmiers de ce lot, en embauchant des journaliers pour couper les régimes sur l’arbre (il faut un savoir-faire, et ce sont souvent des locaux qui sont embauchés) et pour un travail moins spécialisé (pour lequel sont embauchés des chômeurs de tous les coins de la Tunisie, dont des enfants mineurs pour ce travail saisonnier peu rémunéré) : trier les dattes, dont plusieurs sont mal formées ou ne sont pas mûres (elles sont alors jetées, ou gardées pour les animaux, parfois vendues pour mûrissement ultérieur). Les bonnes dattes (les plus nombreuses) sont stockées dans des cagettes et vendues à différents prix selon leur qualité : dattes en lames (sur branchettes) : autour de 2 DT le kg, en plateau : 1,8 DT / kg ; ou en vrac : 1,5 DT / kg

·        Ces cagettes sont soit vendues sur un marché de dattes (au prix indiqués ci-dessus ; on a pu voir celui de Jemna), soit stockées dans un hangar où viendra les acheter un grossiste qui en chargera un camion. Ce stockage rajoute environ 0,1 DT par kg de dattes, mais nettement plus si elles sont conservées longtemps en chambre froide

·        Le grossiste conditionne ensuite les dattes (il y a peu de lieux de conditionnement actuellement sur place à Jemna ou dans les oasis voisines), les mettant en paquets pour exportation, ou les vendant à des marchands qui les commercialisent dans leur échoppe.  Nous avons encore peu d’informations précises sur cette dernière phase, et sur les prix auxquels ils écoulent leurs dattes après conditionnement

·        Sur les marchés de Tunis, ces dattes sont enfin vendues aux particuliers entre 4 et 5 DT le kg (jusqu’à 7 DT ou plus pendant le ramadan). Et largement plus du double quand on peut en trouver en France chez des commerçants (en branches, vrac, ou dans des emballages, sans parler des dattes fourrées de pâte d’amande, etc.) : par exemple 6 € (soit 12 DT) le carton d’un kg acheté hier en grande surface dans le Midi de la France


Bilan rédigé par Pierre Clément à partir des notes qu’il a prises sur place à Jemna
Relu et corrigé par Tahar Tahri, par Mohamed Kochkar et par Alaya Alaya





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