mercredi 1 janvier 2014

Question du Citoyen du Monde Dr Mohamed Kochkar : Quelle est la différence entre un intellectuel indépendant (libre, ordinaire non affilié à un parti) et un intellectuel militant (dirigeant ou responsable dans un parti) ?

Question du Citoyen du Monde Dr Mohamed Kochkar : Quelle est la différence entre un intellectuel indépendant (libre, ordinaire non affilié à un parti) et un intellectuel militant (dirigeant ou responsable dans un parti) ?

Réponse de Pierre Bourdieu in Questions de sociologie, Pierre Bourdieu, Cérès Production Tunis, 1993, 277 pages.

Page 65 :
-         En fait, il y a deux formes de discours sur le monde social, très différentes. Ça se voit bien à propos du problème de la prévision : si un intellectuel ordinaire, un sociologue, fait une prévision fausse, ça ne tire pas à conséquence puisqu’en fait il n’engage que lui, il n’entraîne que lui-même. Un responsable politique, au contraire, est quelqu’un qui a le pouvoir de faire exister ce qu’il dit ; c’est le propre du mot d’ordre. Le langage du responsable est un langage autorisé (par ceux-là mêmes auxquels il s’adresse), donc un langage d’autorité, qui exerce un pouvoir, qui peut faire exister ce qu’il dit.  Dans ce cas, l’erreur peut être une faute. C’est sans doute ce qui explique - sans jamais, à mon avis, le justifier -  que le langage politique sacrifie si souvent à l’anathème, à l’excommunication, etc. (« traître », « renégats », etc.). l’intellectuel « responsable » qui se trompe entraîne ceux qui le suivent dans l’erreur parce que sa parole a une force dans la mesure où elle est crue. Il peut se faire qu’une bonne chose pour ceux pour qui il parle  (« pour » étant toujours pris au double sens de « en faveur de » et « à la place de »), il peut se faire qu’une telle chose qui pourrait se faire ne se fasse pas et qu’au contraire une chose qui pourrait ne pas se faire se fasse. Ses paroles contribuent à faire l’histoire, à changer l’histoire.

Il y a plusieurs manières de produire la vérité qui sont en concurrence et qui ont chacune leurs biais, leurs limites. L’intellectuel « responsable », au nom de sa « responsabilité », tend à réduire sa pensée pensante à une pensée militante, et il peut se faire, c’est souvent le cas, que ce qui était stratégie provisoire devienne habitus, manière permanente d’être. L’intellectuel « libre » a une propension au terrorisme : il transporterait volontiers dans le champ politique les guerres à mort que sont les guerres de vérité qui ont lieu dans le champ intellectuel (« si j’ai raison, tu as tort »), mais qui prennent une tout autre forme lorsque ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la vie et la mort symbolique.

         Il me paraît capital pour la politique et pour la science que les deux modes de production concurrents des représentations du monde social aient également droit de cité et qu’en tout cas le second n’abdique pas devant le premier, ajoutant le terrorisme au simplisme, comme cela s’est beaucoup pratiqué à certaines époques des relations entre les intellectuels et le parti communiste. On me dira que ça va de soi, on m’accordera tout ça très facilement, en principe, et en même temps je sais que sociologiquement ça ne va pas de soi.

         Dans mon jargon,  je dirai qu’il importe que l’espace dans lequel se produit le discours sur le monde social continue à fonctionner comme un champ de lutte dans lequel le pôle dominant n’écrase pas le pôle dominé, l’orthodoxie l’hérésie. Parce que, dans ce domaine, tant qu’il y a de lutte il y a de l’histoire, c’est-à-dire de l’espoir.
(…)

Date de republication sur mon blog et ma page facebbok :
Hammam-Chatt, mercredi 1 janvier 2014.




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